Bush et l'avortement

18 juin 2004

 

J'ai vu hier un documentaire d'une grande tristesse, relatif à un pays que je connais bien : le Kenya. L'Afrique est en proie à tous les malheurs possibles. Un de ses problèmes, c'est simplement la natalité. Qui dit contrôle de cette natalité (et au passage contrôle de la dissémination explosive du Sida) dit préservatifs. Or ceux-ci sont trop chers pour les pauvres gens. Avant, ils étaient distribués par des cliniques subventionnées par le gouvernement américain. Mais on y pratiquait également des avortement, dans de bonnes conditions.

Bush est en pleine campagne électorale et souhaite passer la brosse sur le dos de son électorat "chrétien conservateur" dans le sens du poil. La lutte contre l'avortement est, paraît-il, un des thèmes centraux de sa campagne. Quand on connaît les affres dans lesquelles se débat le monde actuel, c'est surréaliste. Mais une réélection tient à peu de choses. Le monde actuel est dominé par une "démocratie" menée par une bande de types sans foi ni loi, élus et réélu par des crétins constituant "l'Amérique profonde". Il a donc décidé de couper toute aide aux cliniques et hôpitaux du monde qui pratiqueraient l'avortement. Du coup, où les Africaines se retrouvent avec de nouvelles bouches à nourrir et ne savent que faire, et les avortement clandestins se multiplient. Les "médecins marrons" on refait leur apparition, qui ne sont d'ailleurs pas plus médecins que vous et moi. Pour ajouter à ce tableau catastrophique les missionnaires catholiques américains détruisent les brochures ayant trait aux mesures anticonceptionnelles.

J'ai aidé une fois une femme à avorter, à l'époque où c'était encore illégal. Ce n'est pas moi qui l'avait fichue enceinte. Elle s'appelait Geneviève (c'est son vrai prénom) et je l'avais trouvé paumée, à Saint Tropez en 1959, en cloque depuis quelques mois, désespérée, prête à mettre fin à ses jours. J'ai décidé de l'aider. J'ai commencé par trouver un médecin marron à Paris, qui acceptait de pratiquer ces trucs, moyennant une somme qui, en monnaie d'aujourd'hui équivaudrait à quinze cent euros. Mais il fallait trouver l'argent. Je suis allé voir, selon son conseil, le père d'un ami, assez riche, qui habitait Paris, près de la Tour Eiffel. Je lui ai exposé le problème. D'une part il s'est montré convaincu que j'étais le père, d'autre part il m'a fait des grandes leçons de morale en disant "que cette femme n'aurait qu'à élever son enfant". J'ai du me débrouiller autrement, emprunter, vite. C'est mon ami Louis de Fouquières qui m'a prété l'argent. Je me rappelle.

Je brûle d'envie de citer le nom de ce connard de la rive gauche qui avait "des usines de fermetures Eclair en Amérique du sud", une splendide villa à Saint Tropez et n'attachait pas ses chiens avec des saucisses, croyez-moi. Un de ses fils avait une maîtresse, originaire de Saint Tropez, qui était une de mes amies. Elle s'appelait Françoise (c'est son vrai prénom). Un jour elle est tombée enceinte. Le père du garçon s'est étranglé. Celle-là aurait été parfaite pour dilapider la fortune familiale. Il n'a fait ni une, ni deux. Françoise a eu droit à un avortement illégal mais très haut de gamme. Le top en la matière. Le père est venu lui-même la chercher à l'aéroport, au Bourget, puis elle a été conduite dans une clinique de Neuilly où "tout s'est très bien passé". Elle a été directement curetée sous anesthésie. Le lendemain Françoise a trouvé une immense gerbe de fleurs dans sa chambre. Comme quoi, quand la fortune de la famille est en jeu la morale peut prendre une géométrie variable.

Je suppose que si Bush mettait une de ses secrétaires en cloque elle aurait droit à la même chose.

Il faut peut être expliquer ce qu'est un avortement clandestin. L'avorteur a recours à une sonde et provoque une hémorragie, en plaçant celle-ci sur l'ensemble embryon-placenta. Après, quand l'hémorragie se déclenche, il est possible de faire admettre la femme dans une clinique, laquelle prétendra que l'avortement (c'est à dire le curetage sous anesthésie) était devenu indispensable vu que la femme présentait une hémorragie importante. Mais il arrive que la femme, en proie à cette hémorragie, expulse d'elle-même cet embryon. Et il arrive aussi qu'apparaissent des complications très graves.

Une brique pour poser une sonde (mais à l'époque tout ceci était passible de prison, pour "l'homme de l'art" comme pour sa femme et son éventuel complice). Je me souviens de la tête de Geneviève, quand nous sortions du cabinet de l'avorteur. Elle s'était mise à pisser le sang en laissant des gouttes sur le quai du métro. Dans les heures qui ont suivi elle a pu trouver une entrée dans une clinique où "tout s'est bien passé".

- Le travail a été bien fait, m'avait dit le médecin.

Dans un avortement en clinique, quand la grossesse est récente, le médecin introduit une sorte de seringue et aspire le foetus. Après, il examine et donne des antibiotiques. C'est une des techniques. Je ne suis pas médecin.

En Afrique les femmes utilisent n'importe quel instrument pour provoquer cette hémorragie, ce qu'elles ont sous la main, comme par exemple une paille pour la boisson, non désinfectée, évidemment. Très souvent, elles en meurent. Une absorption massive de .. thé a aussi un caractère abortif, entraînant l'expulsion du foetus par des contractions. Il y a aussi des hommes et des femmes qui posent des sondes diverses et variées, pour quelques dollars. Là aussi, ça déménage. Enfin on trouve à Nairobi des sacs poubelles, chaque matin, remplis de foetus. L'émission montrait ces photos. Il y avait beaucoup de foetus pratiquement arrivés à terme. De toute manière, dans certains foyers misérables, si on ne fait pas avorter la femme, on tue l'enfant à la naissance.

- Merci, monsieur Bush.

On m'a souvent demandé pourquoi je n'étais pas allé faire carrière aux Etats-Unis, où j'avais fait un premier séjour en 1961, en sortant de Supaéro. A l'époque l'Amérique était déjà comme ça. Un mélange de cynisme à la J.R.Ewing et d'hypocrisie pudibonde, joint à une ignorance totale de ce qui se passe dans le reste du monde. Il paraît qu'aux USA s'est ouvert un parc de loisir montrant les conditions de vie dans différents pays pauvres. Les bidonville, moins l'odeur. Avec des pauvres présentables, pas trop maigres, quand même. Je serais le directeur de ce centre, je mettrais des sacs poubelle éventrés, au coin d'une rue, avec des foetus morts, étalés. Des foetus en plastique, bien sûr. Si on mettait des vrais feotus, bourrés de formol et de plastique, les visiteurs tomberaient dans les pommes. La misère a quand même ses limites. Le but est en fait de faire prendre conscience aux Américains de la chance qu'ils ont.

Le souvenirs remontent. A la fin des années cinquante j'avais exploré le trou de Port-Miou, dans les Calanque de Marseille. Il s'agit d'une forte résurgence d'eau douce qui se déverse dans la Calanque, sous le niveau de la mer, à travers un vaste porche. C'est un endroit étonnant où l'eau douce glisse sur l'eau de mer, en donnant des reflets verdâtres fantasmagoriques (attention, la spéléologie sous-marine n'est pas une affaire pour plongeurs néophytes). Quand on pénètre dans cette résurgence par ce vaste porche on tombe dix ou vint mètres plus loin sur un puits de quelques mètres de diamètre, qui débouche en surface. Sur la droite il y a une salle, immergée et jonchée de coquille d'huîtres. La raison : quand ces galeries étaient à sec, du temps de la dernière glaciation, c'était la salle à manger de nos ancêtres. Le fait est peu connu. Je dis cela parce qu'il y aurait sans doute des fouilles intéressantes à faire là-bas, dans cet endroit proche de la "grotte Cosquer", sous quelques mètres d'eau. Avec mon ami Jean-Claude Mitteau, quand nous avions vingt ans, nous avions effectué un raid dans cette rivière souterraine en nous enfonçant à quatre cent mètres de l'entrée, avec deux scaphandre, un sur le dos et un autre en secours, sur le ventre. Avec pour fil d'Ariane une cordelette en chanvre.

Je me souviens qu'un jour nous avons trouvé une mallette, posée sur le fond, qui avait été visiblement été jetée dans le puits. Je me suis demandé ce qu'il y avait dedans et je l'ai ouverte. Un foetus de bonne taille en est sorti. J'avoue que je n'ai pas eu envie de le remettre dans la valise et que je l'ai laissé là, flottant entre deux eaux.

C'était aussi ça, les avortements clandestins, à cette époque.

Je repense aux USA. Après la guerre Américains revenant du Viet-Nàm soudainement démobilisés, complètement paumés, erraient ici et là dans le territoire des Etats-Unis, incapables de se réadapter. Les Américains avaient d'ailleurs complètement occulté cette "mauvaise guerre", qu'ils avaient perdue. Je me souviens que quand j'étais allé là-bas à cette époque, personne ne voulait aborder la question :

- Cette guerre, c'est noitre affaire. Nous ne souhaitons pas en parler.

C'est un pays où tout est volatil, même le drame. The show must go on. Bref, certains de ces anciens combattants avaient créé un peu de désordre dans une petite ville du Middle Ouest en vivant dans des tentes comme des clochards, dans la forêt voisine et en venant, la nuit, chercher leur pitance dans les poubelles. Le maire avait alors trouvé la solution. Il avait créé un nouveau délit en faisant décréter que dans sa ville, les ordures ménagères était une propriété privée.

Einstein avait peut-être raison, quand il disait que l'Amérique était passée directement de la barbarie à la décadence.

Mais est-ce que nous valons mieux, avec nos ministres qui cautionnent le replacement d'industries bénéficiaires vers des pays où les marges de profit son plus élevées, en se foutant pas mal du désespoir des salariés. Qu'avait fait ce brave Alain Juppé, qui caracole de nouveau au coeur de la classe politique ? Des emplois fictifs, je crois. A l'époque où il avait été mis en difficulté un magazine à grand tirage lui avait consacré un dossier de 15 pages où on le voyait se retirant "dignement" avec son épouse, en Bretagne, pour "prendre de la distance", face au coup terrible qui venait de lui être porté mais, dans cette passe difficile, mais "entouré par l'affection des siens". Vous vous souvenez ? Non. Aucune importance. Bof, c'est oublié, maintenant et, comble d'ironie, l'insubmersible Bernard Tapie s'est refait une santé en jouant les policiers incorruptibles. Génial, non ? Je vous le dis, on vit une époque fantastique.

Mais il y a parfois des gestes simples, presque insignifiants, qui ont à dix mille kilomètres de là des conséquences humaines poignantes. Bush caresse la frange extrêmiste de son électorat "chrétien conservateur" (catholiques intégristes, protestants, sectes diverses) en faisant de la lutte contre l'avortement son cheval de bataille électoral. A dix mille kilomètres de là une jeune africaine est en train de crever d'infection, dans sa case, après avoir tenté de se faire avorter elle-même. Mais Bush ne peut être conscient de problèmes de ce genre : avant de devenir président il n'était jamais sorti des Etats-Unis. Pour lui les pays sont des taches colorées sur une mappemonde.

Je repense à l'Angleterre, en janvier 2001, quand je revenais de ce colloque sur la "propulsion avancée" et que j'avais découvert, là-bas, la fantastique avancée américaine en matière de torpilles MHD hypervéloces et de super avions furtifs hypersonique. Les gars qui avaient barboté vingt ans dans ces black programs avaient l'air bien dans leur peau. Ils étaient joviaux, enthousiastes. Je suis revenu de là-bas avec la nausée en pensant au fric qu'ils avaient claqué dans ces "jouets". Mais vous savez quel argument on vous oppose, aux USA quand vous évoquez des choses de ce genre ?

It works and it's legal

Ca leur suffit. En 1961, quand je reprenais le bateau pour rentrer en France après avoir quitté Princeton, je me disais simplement que ces gens, c'était nous dans cinquante ans. Et c'est exactement ce qui se passe. En 61 Gabin jouait dans "Razzia sur la schnouf". La drogue nous apparaissait alors comme un phénomène marginal, lié aux "bas-fonds" ou affectant quelques marginaux de la jet set ou des artistes. Mais, à New-York, j'avais vu un type mort d'overdose affalé sur le sol en pleine rue. Les gens passaient sans s'arrêter. A cette époque Glenn Ford jouait le petit prof courageux dans "Graine de Violence", un film en noir et blanc évoquant la montée de la violence dans les écoles américaines. En Europe nous avions regardé la scène finale, où le prof affrontait devant ses élèves l'un d'eux, armé d'un couteau, avec des yeux ronds.

Je me rappelle d'un moment passé à Washington square, en plein New-York. A cette époque, chez nous, les flics, qui venaient à peine d'abandonner leurs pèlerines avaient des pistolets de 7 mm 5 (des .. Herstal, je crois ) dans des étuis antiques. Le policier américain portait son six coups contre la cuisse. De temps en temps il le sortait pour le vérifier. Intrigué, j'ai fini par le questionner sur son geste. Voilà sa réponse :

- Mon gars, je ne sais pas comment ça se passe chez toi. Mais la semaine passée j'ai un collègue qui faisait un ronde, à Brooklyn. Il est tombé sur deux adolescents de treize et quinze ans, deux noirs qui essayaient de pénétrer, de nuit, dans un magasin. Il s'est approché et leur a demander de venir. Alors l'un des gosses lui a tiré une balle en plein buffet avec un neuf millimètres qu'il a sorti de sa chemise. Maintenant, il est entre la vie et la mort.

Je crois que nous, Européens, nous gagnerions à essayer d'imaginer que sur tous les plans, moins la puissance économique et technico-scientifique, les Etats-Unis représentent ... notre futur.

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