Ces
industries florissantes de la peur permanente
Sur le front intérieur, la « guerre au terrorisme
» conduit à une accumulation sans limites de «
données » de tous types sur les personnes, leurs
occupations, leurs amitiés, leurs achats, leurs lectures.
Dans un jeu de surenchère technologique, l’échec
de chaque technologie justifie le déploiement d’un
arsenal toujours plus complexe… et toujours aussi peu
« efficace » au regard de ses objectifs avoués.
Mais l’essor du marché de la peur a d’autres
ressorts, plus clandestins…
Les attentats meurtriers de juillet à Londres s’inscrivent
dans une suite d’actes visant surtout les nations impliquées
dans l’occupation militaire au Proche-Orient. Ils sont
les produits d’une guerre asymétrique (1) qui laisse
peu de choix à ceux qui – religieux ou non –
pensent combattre une « croisade » menée
pour contrôler des ressources plus que pour exporter la
démocratie.
Cela dit, résistance ou terrorisme aveugle,
les pays frappés doivent protéger leurs citoyens.
Et comme l’ont enfin admis les dirigeants du G8, la solution
profonde à la violence est l’éradication
de l’oppression et de la pauvreté (2). A plus court
terme, les Espagnols ont choisi une défense efficace
après l’horrible attentat qui fit 186 morts le
11 mars 2004 à Madrid : le retrait de leurs troupes d’occupation
d’Irak, couplé à une diligente enquête
policière.
Ce n’est pas la voie empruntée
par les autres grands pays concernés : priorité
a été plutôt donnée à une
réponse « technocentrée », visant
un grand nombre d’étrangers considérés
– pour des raisons indépendantes du terrorisme
– comme « indésirables (3) », ainsi
que l’ensemble des populations.
Survenues en pleine déroute du renseignement
américain, les attaques spectaculaires du 11 septembre
2001 donnèrent lieu d’emblée à une
surenchère de dispositifs visant à accumuler un
savoir précis sur des millions de personnes, afin d’en
extraire des renseignements sur la potentielle malfaisance de
quelques individus.
Quatre ans après, la machine techno-sécuritaire
tourne à plein régime. Tout spécialement
dans les pays dits libres. On radiographie les voyageurs et
le contenu de leurs bagages, on stocke les données biométriques,
on surveille les portables, on archive des myriades de numéros
de téléphone, on numérise les empreintes
digitales, on croise les fichiers géants d’administrations
ou d’entreprises.
Cet emballement n’est plus justifié
par la recherche d’une (méchante) aiguille dans
une (bonne) meule de foin : alors que le FBI ignore encore l’identité
d’une partie des auteurs de l’attaque des Twin Towers,
les analystes des fichiers Matrix lui ont adressé 120
000 noms de banals citoyens américains étiquetés
« à haut quotient de terrorisme ». Des dizaines
de milliers de « faux positifs » – autant
de quasi-erreurs judiciaires – sont issus de relevés
biométriques aux frontières de l’empire
: le cas de femmes enceintes arrêtées par les détecteurs
de chaleur du corps (supposée trahir le terroriste émotif)
mérite une mention !
Depuis 2001, de nombreux aéroports,
municipalités, entreprises, rééditent avec
persévérance l’expérience désastreuse
de Tampa : les sociétés Graphco, Raytheon et Viisage
avaient gracieusement offert à cette ville l’étude
comparée de 24 000 photos de criminels avec les visages
des 100 000 spectateurs de son célèbre championnat
de football américain. On obtint seulement la mise en
examen de quelques pauvres hères...
Incongrue au regard de la chasse au kamikaze
qui l’a pourtant motivée, la surveillance des grands
nombres ne correspond pas non plus à un contrôle
des flux migratoires clandestins, par nature irréductibles
aux vérifications, et qui ne s’apaiseront que dans
un équilibre économique entre régions du
monde.
Comment, dès lors, expliquer cet acharnement,
critiqué par la plupart des praticiens – policiers
ou militaires – de la lutte antiterroriste ? Pourquoi,
malgré son inefficacité avérée et
sa disproportion par rapport à l’objectif, se maintient
une fringale d’encartage, d’informatisation de données
personnelles et de traces corporelles, de suivi tactile, visuel,
thermique, olfactif et radiofréquentiel des êtres
humains, partout ? Pourquoi photographier les Londoniens 300
fois par jour, et les filmer continuellement avec 2,5 millions
de caméras disséminées, puisqu’on
sait que cela n’a pas empêché les terroristes
de déclencher leurs bombes le 7 juillet dernier ? Pourquoi
vouloir retourner aux cartes d’identité obligatoires
et abandonner les principes de la privacy (4) et de l’anonymat
de chacun face aux puissances publiques et privées ?
Au-delà des prétextes de maintien
de l’ordre, il n’existe qu’une explication
pertinente : les institutions et les entreprises découvrent
dans la gestion de la peur un gisement durable de pouvoir, de
contrôle et de profit.
Depuis le 11-Septembre, la politique de M.
George W. Bush propose une solution plausible : remobiliser
la planète entière autour de l’objectif
sécuritaire. Une trouvaille. Contrairement au pétrole,
le gisement d’angoisse, alimenté par la crise économique,
le réchauffement climatique et le boom démographique,
n’est pas près de tarir. La provocation, saisissant
les peuples dans l’effroi indigné, se révèle
possible à tout moment. L’urgence légitimant
l’action sans garantie démocratique, les entreprises
et les institu-tions qui vendent de la « sécurisation
» peuvent s’engager à fond dans le business
de la peur (5), sûres d’être soutenues par
les Etats, bien qu’un climat d’inquiétude
nuise ordinairement aux affaires.
Ainsi se construit, sous prétexte d’un
danger protéiforme, une armada mondiale de la sécurité,
dont les convergences rapides et fonctionnelles donnent à
penser qu’il s’agit du noyau d’un nouveau
capitalisme en gestation : un capitalisme de la peur.
Quatre mouvements intriqués structurent
cette mutation :
– une accélération des
connexions entre innovations dans différents segments
du marché de la peur : identification, surveillance,
protection, arrestation, détention ;
– une fusion entre reconversion des industries
de guerre et des organisations militaires dans la formation
et l’équipement de forces répressives, et
militarisation concomitante des forces de sécurité
civile ;
– une articulation grandissante entre
puissances publiques et puissances privées, tant en matière
de contrôle des identités que de capacité
à contraindre et interdire ;
– une poussée idéologique,
conjointement menée dans les domaines juridique, politique,
administratif, économique et médiatique, visant
à pérenniser l’angoisse « sécurisable
» et à faire accepter le contrôle préventif
généralisé comme nouvelle normalité
de l’existence humaine.
La plupart des grands groupes industriels et
technologiques proposent désormais de façon quasi
militante des services ou des produits « de sécurité
» à partir de leurs orientations classiques. Chaque
sigle professionnel dénote un marché en croissance
: qu’il s’agisse de l’AFIS (Automatic Finger
Imaging System – comparaison d’une empreinte avec
celles que contiennent les banques de données informatisées)
ou de la classique CCTV (Closed Circuit Television – surveillance
vidéo), de l’EM (Electronic Monitoring –
contrôle des individus à distance) ou de l’EMHA
(Electronic Monitored House Arrest – bracelets-mouchards
électroniques), de l’universel GPS (Global Positioning
System, adapté au suivi des personnes), de la RFID (Radio
Frequency Identification – étiquette électronique
mémorisant des informations et les transférant
par radiofréquence vers un lecteur), ou de toutes sortes
de « X-Ray Systems » adaptés à la
radiographie des passagers, sans parler des nombreux logiciels
pour traiter le renseignement. Partout, les offres technologiques
prolifèrent.
Quelques exemples, au hasard. En France, une
filiale de TF1, Visiowave, use de ses compétences télévisuelles
pour détecter les comportements suspects sur les lieux
publics (grâce à des logiciels d’interprétation
des gestes) et produire des publireportages sur les écrans
de métro et de bus. Thales (ex-Thomson CSF) produit des
panoplies de vidéosurveillance, sans hésiter à
les vendre à des Etats autoritaires. Les grands de l’informatique
et de l’électronique ne sont pas en reste, tels
Microsoft et sa fameuse puce Palladium, capable de contrôler,
de l’extérieur, la gestion des fichiers des PC,
ou Sony, qui pense diffuser dans le monde entier, pour un chiffre
d’affaires estimé à 3 milliards de dollars
en 2009, son étiquette « sans contact »,
détectable par radiofréquence (RFID) et apte à
traquer des produits marqués au domicile de leurs acheteurs...
ou de leurs voleurs !
Déjà, plusieurs groupes recourent
à des procédés similaires, comme la chaîne
britannique Tesco (2 000 magasins dans le monde), qui expérimente
un suivi radiofréquentiel de ses emballages.
On peut partir d’un métier précis
pour proposer une contribution « patriotique » :
un gros producteur de connectique électronique qui propose
un Sticky Shocker – une arme électrique de «
pacification » (6). La petite entreprise américaine
Applied Digital, naguère spécialisée dans
la fabrication d’innocents boîtiers de contrôle
de l’humidité, de clés de voiture ou de
garage, a créé la puce Verichip – injectable
sous la peau ! –, qui permet de pister les personnes...
On peut encore citer ce grand trust pharmaceutique
(Eli Lilly), inventeur entre autres du Prozac, qui développe
des recherches sur le contrôle à distance des détenus
à domicile, et met au point, par exemple, un bracelet-senseur
repérant la consommation d’alcool et de cannabis,
pourvu d’un déclencheur de substances inhibitrices
ou de chocs électriques.
Fiches biométriques et puces sous-cutanées
L’empressement de nombre d’Etats à l’identification
électronique des étrangers, des criminels, mais
aussi de leurs propres ressortissants, se révèle
décisif. Les commandes de l’« Etat sécuritaire
» sont aussi massives que celles de l’ancien Etat-providence.
Les budgets publics soutiennent le marché de la biométrie,
estimé à plusieurs dizaines de milliards de dollars
en 2007. Ainsi l’administration des Etats-Unis a-t-elle
commandé à Anteon 1 000 lecteurs pour le «
US Visit (7) », qui contrôle 13 millions d’étrangers,
résidents permanents ou frontaliers.
La collecte de l’information préalable
sur les passagers, le marquage d’indicateurs personnels
par les douanes, le fichage d’empreintes digitales numérisées
– tels le système automatisé d’identification
dactyloscopique (SAID) de la gendarmerie royale du Canada ou
celui qui est prévu pour les non-résidents des
pays de l’espace Schengen (SIS) – représentent
un très juteux marché dont les entreprises souhaitent
s’emparer.
L’Etat est également indispensable
pour défricher les bases d’une nouvelle organisation
sociotechnique de la société. Ainsi, du Royaume-Uni
à l’Estonie, en passant par l’Italie et la
Belgique, les pays européens se mobilisent-ils pour réfléchir
aux contenus d’un nouveau support universel d’identification
: l’état civil, mais aussi une photo d’identité,
une empreinte digitale et la configuration de l’iris de
l’œil numérisés. Sans parler des signatures
informatiques utilisables dans les transactions privées,
qui changent ainsi les Etats en certificateurs automatiques
des contrats.
En France, le projet de carte nationale d’identité
électronique (CNIE), obligatoire et payante, a été
récusé par la Commission nationale de l’informatique
et des libertés (CNIL), et considéré comme
« scélérat » par la Ligue des droits
de l’homme. Il ne se situe pas dans la banale lignée
d’un « toujours plus d’identification »,
réitéré depuis deux siècles par
toutes les polices dans la plupart des pays développés,
sous les éternels prétextes de la fraude, du contrôle
des étrangers et de la modernisation de l’Etat.
Il rapproche quatre éléments ordinairement séparés
: le corps présent des porteurs, la trace laissée
par ce corps, la carte combinant traces et informations personnelles,
et le fichier central exhaustif gérant l’émission
et la référence des cartes authentiques.
En liant données biométriques
(nouveau nom de l’anthropométrie d’Alphonse
Bertillon) et données sociales, le projet facilite la
réalisation et l’interconnexion de grands fichiers
centralisés (dont l’existence, en 1943, aurait
empêché toute échappatoire aux rafles).
D’autre part, en combinant la puce électronique
embarquée et l’obligation – comme sous Vichy
– de porter la carte, il appelle la puce sous-cutanée,
véritable équivalent civil du marquage des criminels
récidivistes au fer rouge jusqu’en 1832 en France,
ou à l’encre indélébile en Grande-Bretagne
au XIXe siècle.
Certes, nous n’en sommes pas à
l’implant obligatoire, et le franchissement de la peau
ne sera probablement jamais réalisé. Mais, soulagés
d’avoir écarté cette horreur grâce
à un rejet majoritaire, nous risquons de ne pas voir
que la CNIE fonctionnera « comme si » le corps était
enfin atteint. Elle pourrait, par exemple, permettre de suivre
nos déplacements – beaucoup plus sûrement
que le livret ouvrier ou le passeport intérieur ne permettaient
aux régimes policiers napoléonien ou soviétique
de pister le citoyen sur le territoire national. A fortiori,
une telle carte « sans contact » pourrait permettre
aux autorités de pays tiers capables d’imposer
leur loi (comme c’est le cas des Etats-Unis de M. Bush)
de connaître à chaque instant où se trouve
un visiteur étranger. Cette évolution est en cours
: déjà les agences gouvernementales américaines
ont fait fabriquer des millions de cartes d’identification
de leurs personnels, capables de dresser un « historique
» de leurs déplacements, de leur utilisation d’ordinateurs,
et de conserver des données personnelles comme leur niveau
de salaire, etc.
Enfin, une fois assurée la connexion
aux autres systèmes informatisés (cartes sanitaires
ou cartes de crédit avec ou « sans contact »,
signatures électroniques sur Internet, etc.), la fusion
radio- informatique des informations, des traces et du corps
crée une nouvelle socialité où Etat et
entreprises se confondent dans un effet de toute-puissance sur
la personne. L’enchaînement des innovations de sécurité
nous révèle ainsi, en pointillés de plus
en plus rapprochés, un projet de société
géré par la collaboration sans frein des puissances
privées et des institutions publiques.
Après ce déploiement technologique
préparant la « société de contrôle
», le second trait frappant de ce nouveau capitalisme
réside dans la fusion progressive entre la peur de l’ennemi
et la défiance envers le citoyen, entre le militaire
et le policier... Le phénomène atteint la plupart
des pays occidentaux, qui réorientent en partie leur
course aux armements vers l’escalade de sécurité
civile. Comme le démontrent à l’envi les
salons des industries de la sécurité, tel le bien
nommé Milipol (8), la combinaison d’une «
civilianisation » des armées et d’une militarisation
des polices – publiques et privées – s’accélère.
Les revues militaires banalisent l’idée de «
fantassin en contrôle de foule ».
Désormais, la plupart des groupes spécialisés
en sécurité distribuent presque indifféremment
leurs personnels entre la surveillance de locaux, le gardiennage
de prison, le métier de garde du corps et celui d’«
officier de sécurité », qu’ils offrent
aux armées officielles. En témoigne l’alliance
des multinationales Wackenhut, Serco, Group 4-Falk (à
bases américano-britannico-canado-suédoises),
qui pèse annuellement 5 milliards de dollars, emploie
360 000 personnes et couvre 100 pays. Leurs services vont de
la gestion de prisons privées (63 prisons et 67 000 détenus
aux Etats-Unis), aux polices privées diverses, jusqu’à
l’entraînement de compagnies entières de
sécurité militaire... en passant par la recherche-développement
sur le contrôle à distance des condamnés
et sur la mise au point de systèmes d’identification
et de traque.
Ce professionnalisme n’interdit pas la
barbarie : Wackenhut a pu être mis en cause dans le traitement
de détenus américains, et l’on sait, autre
exemple, que CACI International ou la Titan Corporation, très
engagés dans la « Homeland Security (9) »,
ont été cités lors des scandales des tortures
infligées par des contractants civils encadrés
par la CIA dans les centres pénitentiaires gérés
par l’armée américaine en Irak (Abou Ghraib)
ou dans la baie de Guantanamo (10). Est-ce un hasard si Titan
effectue aussi des recherches sur les empreintes biométriques
? Sur le plan technologique, les applications scientifiques,
militaires et policières se mêlent tout aussi inextricablement.
Ainsi, en France, la Sagem produit des hélicoptères,
des drones, des viseurs, des simulations, des terminaux sécurisés
de jeu ou de cartes de crédit. Mais elle est aussi devenue
le numéro un mondial des mesures d’empreintes digitales,
et propose enfin des « solutions gouvernementales »
sur des sujets difficiles, comme la gestion de crise.
Autre exemple : American Science and Engineering
(AS & E), qui embarquait des appareils de radiographie dans
des missiles, et qui travaille à détecter des
narcotiques aux douanes. L’entreprise est aussi fière
de son dispositif Mobile Search, qui a permis d’arrêter
des centaines d’immigrés clandestins mexicains.
Les laboratoires Sandia – partenaire
classique du système militaro-industriel américain
– mettent au point la traque des prisonniers à
l’aide des systèmes de localisation par satellites
(GPS)... et fabriquent des « renifleurs » d’explosifs.
L’éclectique firme américaine Foster-Miller
construit des machines à conditionner les caramels ou
le Pepsi... et réalise aussi un filet pour capturer un
ennemi qu’on ne veut pas tuer. Elle participe à
la fabrication du robot Talon, capable de manœuvrer des
armes d’assaut en guérilla urbaine. Ainsi la notion
nouvelle d’« arme non létale (11) »
aide-t-elle à combiner des métiers industriels
très différents.
Parmi les inventions dans ce domaine intermédiaire
entre la capture et la mise à mort : le générateur
d’ondes de 7 hertz, construit en France dès 1972
et qui rendait les gens malades pendant des heures. Depuis,
bien des progrès ont été effectués
: par exemple, le « son de déférence »,
la voix dans le crâne (voice to skull, ou v2K), utilisée
pour chasser les oiseaux des aéroports, mais qui peut
être réorientée... vers des crânes
humains. Le choc thermique par radiofréquences interfère
aussi avec l’activité des synapses, immobilise
à distance et donne de la fièvre, avant de littéralement
cuire ou griller l’adversaire persistant. Le laser à
ultraviolets affecte les tissus osseux, et, au choix, induit
une crise cardiaque ou rend aveugle...
Par ailleurs, le partage du travail idéologique
entre lobbies industriels, administrations policières
et filon médiatique de la peur permanente se systématise.
Sans lui, la réorganisation de nos sociétés
autour du « contrôle sur tous » serait impossible.
Certes, le programme Total Information Awareness, qui prétendait
au lendemain du 11-Septembre réunir pour le compte du
département américain de la défense toutes
les informations disponibles sur les 6,5 milliards d’habitants
de la planète, était un délire (12). Mais
ce qu’il amorçait était plus durable et
plus dangereux : un prosélytisme sécuritaire de
portée planétaire visant à se démarquer
des principes démocratiques et libéraux sur lesquels
nos sociétés s’appuient.
Forteresses paranoïaques
Entérinant ce changement de paradigme, les agents du
FBI promeuvent partout la surveillance en valeur centrale d’un
monde incertain. Et Hollywood de leur emboîter le pas
: un film comme L’Interprète (13), lourd et improbable
(qui chercherait à assassiner, au siège de l’ONU,
un vieux dictateur africain ?), comporte un catalogue des gadgets
avec lesquels les bons policiers « homelandais »
piègent les méchants Matabolais.
Face au danger, le consortium électronique
Gixel suggère, dans son « livre bleu », de
généraliser le pistage électronique dès
la maternelle pour éduquer les jeunes esprits aux bienfaits
de la biométrie... De leur côté, les jeux
vidéo proposés par la plupart des grands producteurs
américains, asiatiques ou européens font accepter
aux adolescents un univers de passages ne s’ouvrant que
sur présentation de sésames adéquats, tandis
que se multiplient les initiatives qui, comme « Carte
à pouce » à l’Aquarium de Lyon, banalisent
auprès des enfants l’idée que l’empreinte
digitale est un moyen normal d’identification.
Ce climat encourage les attaques toujours moins
scrupuleuses des principes de confidentialité établis
par la Commission des droits de l’homme de l’ONU.
Ainsi, la Fédération française des assureurs
prétend désormais accéder aux données
personnelles des feuilles de soins électroniques, envisageant
tranquillement la fin du secret médical. Le Parlement
australien a adopté des lois permettant à la police
d’espionner les courriels. L’Etat suisse écoute
les téléphones portables, les hommes politiques
allemands sont de plus en plus sensibles au slogan « Datenschutz
ist täterschutz » (« protéger les données,
c’est protéger les criminels »).
Au Danemark, la vertu démocratique n’empêche
pas de voter une loi antiterroriste qui restreint les libertés.
Aux Etats-Unis, le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA)
permet au gouvernement de surveiller les lectures en bibliothèque.
Plus grave, un juge fédéral a décidé
que la pose d’un traceur GPS sur la voiture d’un
suspect « n’est pas une atteinte à la vie
privée (14) ».
Ensemble, ces indices illustrent l’érosion
de l’« ancien » modèle des libertés
civiles. Certes, des résistances se manifestent : du
sommet de Madrid contre le terrorisme (15), où les participants
ont réaffirmé l’« absurdité
» de combattre la terreur par la limitation des libertés,
au Parlement européen déposant un recours contre
l’accord Etats-Unis - Union européenne sur les
données des passagers aériens, ou aux populations
espagnole et britannique opposant un superbe sang-froid civique
à la provocation. Mais ailleurs, et notamment en France,
chaque événement tragique est prétexte
à réclamer plus de biométrie et de répression
affichée.
La politique de la peur l’emportera-
t-elle ? Alors, les légendaires terroristes auront atteint
leur but : en quatre ans, ils auront transformé les grandes
démocraties en forteresses paranoïaques étouffant
leurs propres citoyens.
Denis Duclos.
(1) Barthélémy Courmont et Darko Ribnikar, Les
Guerres asymétriques, PUF, Paris, 2002.
(2) Sommet du G8, Gleneagles, Royaume-Uni, juillet 2005.
(3) « Indésirables : catégorie visée
par le fichier centralisé du système d’information
Schengen (SIS II) géré à Strasbourg ; lire
Jelle Van Buuren, « Les tentacules du système Schengen
», Le Monde diplomatique, mars 2003.
(4) Selon le politologue Didier Bigo (entendu par la Commission
nationale de l’informatique et des libertés, le
11 mars 2005), la privacy est une « sphère interdite
à l’Etat », un droit positif à l’anonymat.
(5) Nous devons au cinéaste André Weinfeld l’idée
du « business de la peur ».
(6) Le Sticky Shocker est un projectile à électrochocs
lancé à une distance de dix mètres. Il
contient une petite batterie et l’électronique
nécessaire pour infliger des impulsions de 50 kilowatts
faisant perdre tout contrôle musculaire à la victime.
(7) Visitor and Immigration Status Indication Technology :
renforcement des formalités d’entrée dans
cent quinze aéroports et dans quartorze ports maritimes,
exigeant entre autres la prise d’empreintes digitales
et d’une photo électronique des ressortissants
étrangers titulaires d’un visa à leur entrée
sur le territoire des Etats-Unis.
(8) Le prochain se tient du 20 au 25 novembre 2005 au Bourget.
(9) Nom du nouveau département chargé de la sécurité
intérieure aux Etats-Unis.
(10) Lire Ignacio Ramonet, Irak. Histoire d’un désastre,
Galilée, Paris, 2005.
(11) Bernard Lavarini : Vaincre sans tuer : du silex aux armes
non létales, Stock, Paris, 1997.
(12) Ignacio Ramonet, « Surveillance totale »,
Le Monde diplomatique, août 2003.
(13) Film américain de Sydney Pollack, avec Nicole Kidman
et Sean Penn (2005).
(14) Déclaration du juge fédéral David
Hurd, lors d’un procès à New York, le 8
janvier 2005, et reprise par l’ensemble de la presse américaine.
(15) « Démocratie, terrorisme et sécurité
», 17-18 mai 2002. Sommet UE - Amérique latine
et caraïbes, dont la déclaration finale stipule
que « la lutte contre le terrorisme doit se faire dans
le respect des droits de l’homme, des libertés
fondamentales et de l’Etat de droit ».
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