Le bateau coule normalement

23 Février 2015

 

Ces jours derniers j'ai eu l'occasion d'avoir un entretien de quarante minutes avec un homme politique, un élu, un député. Un énarque. Je m'attendais à ce qu'il ait quelques lacunes dans le sujet que nous devions aborder. En fait, il m'a dit en toute franchise que le fait de ne rien connaître des points techniques, de la réalité des choses, du terrain, n'était nullement un handicap vis à vis de la production d'un rapport et de la formulation des recommandations, au contraire. Oui, "il n'y connaissait rien", mais ça n'était pas une raison pour qu'il ne puisse donner un avis sur ce sujet.

Ca rappelle une réplique d'un dialogue d'Audiard :

- C'est pas parce qu'on a rien à dire qu'il faut fermer sa gueule !

La logique que ce représentant des citoyens français, démocratiquement élu, s'appuie sur les propos d'un expert. Celui qui, au sein de sa formation politique, importante, "connait le sujet". Je lui ai donc posé la question.

Oui, il y avait effectivement un expert en titre, un polytechnicien issu du prestigieux corps des Mines. Mais l'examen de la trajectoire professionnelle de celui-ci soulève un gros doute quant à ses compétences et capacités d'évaluation. Face à cette question, la seule réponse fut "il a écrit des livres....". Diable, je pourrais citer des membres de l'Académie des Sciences qui ont écrit des livres pleins d'âneries, et dirigé des études foireuses, sanctionnées par des rapports estampillés, dont les conclusions ont été invalidées par les faits, documents "de base" dont nul ne se hasarderait à demander l'amendement.

Est-ce que vous vous rappelez ce passage où le Petit Prince tombe sur une planète occupée par un financier, qui passe son temps à aligner des chiffres. Et le Petit Prince lui demande : " ces chiffres, ça représente quoi ?". "Qu'est-ce que j'en sais, répond l'autre. Je n'ai pas le temps de m'en préoccuper. Moi je compte, je chiffre les rentrées, les sorties. Je fais des soustractions, je calcule les bénéfices, les pertes, les retours sur investissement".

On pourrait transposer en imaginant une planète occupé par un homme politique. Celui-ci parle, "communique".

- De quoi parlez-vous ? lui demande le Petit Prince

- J'aborde un sujet sujet. Un sujet important, d'actualité.

- Vous connaissez bien ce sujet, donc ?

- Non, pas du tout, mais j'ai un expert qui m'informe, me dresse un tableau contenant l'essentiel, ce qui me permet de me faire une idée, d'orienter mes recommandations et mes décisions. Il me met sous les yeux des chiffres, des statistiques.

Il exhibe un "camembert"

- Vous voyez, ceci représente l'essentiel. En bleu, ce qui est positif, en rouge, ce qui est négatif, en violet, le reste.

- Et ça représente quoi ?

- L'essentiel. Tout sujet doit pouvoir se résumer en quelques phrases clés. L'important c'est le camembert, qui me permet de formuler un avis. Si le secteur bleu est important, je suis pour, je recommande. Sinon, si c'est l'inverse, je suis contre. Je n'ai pas besoin d'entrer dans le vif du sujet, de me perdre dans des détails. Après je mets des mots bout à bout, je fais des phrases, je communique. Mon rôle à moi est alors de convaincre, en trouvant les bonnes images, celles qui portent, qui frappent l'opinion. Dans le discours, ça n'est pas le contenu qui compte, c'est ce qu'on dégage. C'est le B-A-BA de la communication. Mais excusez-moi, je dois préparer ma prochaine intervention. .

Prenez un élu, le député de votre circonscription. Demandez-lui de couchez par écrit ce qu'il connait d'un sujet dont il est censé s'occuper, quel que soit son bord, dans une majorité ou dans une opposition, ou dans une formation marginale, "non-alignée". Vous irez vers d'immenses surprises, si tant est que le personnage accepte de se prêter au jeu, ce qui serait étonnant.

Il y a des "responsables" qui vont jusqu'à revendiquer leur incompétence avec une franchise désarmante. Un énarque apprend à discourir sur un sujet dont il n'entend rien. C'est le métier qu'on lui inculque. Ceux qui acquièrent une certaine expérience, une certaine maîtrise de cet art de parler pour ne rien dire , parviennent même à vous faire croire que cette compétence, ce savoir, ils les possèdent.

Pourquoi des gens, sans compétences particulières, ne pourraient-ils pas utiliser à bon escient cette d'autres, plus instruits des faits et des choses ? Mais les seconds deviennent alors des dangers pour les premiers. Aussi l'élu aura-t-il tendance à s'entourer de gens moins dangereux, donc d'incompétents. Les élus se reconnaissent, se cooptent, s'assemblent, constituent des "groupes". Leurs entraides, leurs complicités sont le seul champ où s'exerce une forme d'intellgence.

Il existe une autre espèce de gens investis de pouvoir, beaucoup plus dangereux : ceux qui croient savoir, et qui ont parfois quelques talents, comme celui d'inventer des sigles, des mots-d'ordre, des stratégies, de désigner des responsables, des boucs-émissaires. Ce peuvent être des dictateurs, ou des leaders religieux, ou des visionnaires, des personnages porteurs d'idées, d'un vaste projet, éventuellement planétaire. Ces gens marquent l'histoire de leur empreinte, laissent leurs noms dans les livres, les chroniques. La plupart du temps ils ont des visées expansionnistes, pour défendre un peuple, une ethnie, une race, un système, une vision du monde.

Leurs action sont génératrices de puissants remous, lesquels font quelque fois progresser les sciences et les techniques, en général à travers des guerres, le cas échéant, mondiales. Des guerres qui sont déclenchées par des individus, ou des petits groupes, qui la plupart du temps n'ont jamais quitté leur village et n'ont du monde qui les entoure qu'une vision livresque, ou issue simplement de leur imagination, de leurs convictions. Celui-là se lancera à l'assaut d'un peuple nombreux, occupant un vaste territoire, qu'il imaginera peuplé de sous-hommes, incapables de se défendre. Tel autre imaginera terrifier des adversaires, en les amenant ainsi à négocier à son profit. D'autres miseront sur de hautes technologies, sur " des guerres menées à distance", depuis un simple fauteuil, bien à l'abri, et sur des systèmes d'informations imparables, fondés sur l'interceptions satellitaires d'ondes porteuses de messages, en oubliant des supports tels qu'une simple feuille de papier.

Et à chaque fois, ça foire. Quelque fois le ou les auteurs de ce vaste projet se suicident, laissant à d'autres le soin de payer l'addition de leur folie, de leurs sottises et multiples erreurs.

Mais nul n'en tirera la leçon. Quelques générations suffisent à ces bandar logs que sont les hommes pour tout oublier. L'histoire s'inscrit donc au rythme de conflits, avec des dégâts, que l'on répare. Quant le bâtiment va, tout vas, c'est bien connu. On exploite les avancées technologiques. On crée de nouveaux circuits économiques, de nouvelles inégalités, ferments de conflits à venir.

Après chaque nouveau conflit il suffit de quelques décennies pour que d'autres projets d'hégémonie, impérieuse ou insidieuse, rusée, se forment, voient le jour. Si les financiers ne voient que des chiffres, d'autres se projettent sur de futurs champs de bataille avec une vision empruntée au conflit précédent. Ils soutiennent aujourd'hui des alliés qui deviendront leurs ennemis de demain. De nos jours, soyez-en sûrs, maints statèges jonglent avec des armes nucléaires "tactiques"(que les spécialistes de la Défense appellent des "armes de théâtre" ! ) comme s'il s'agissait d'armes chimiques conventionnelles. Aucun n'a la perception de la pérénnité de dégâts dont la durée excéderait alors celle de l'histoire humaine. .

Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse.

 


 

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